ForumRetour au futur: CEO et pères de la nation

Forum / Retour au futur: CEO et pères de la nation
  Photo: Editpress/Julien Garroy

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La photo de famille qui réunit le nouveau Luc et les anciens Jacques et Jean-Claude deviendra à coup sûr iconique, à défaut d’être ironique. Le vendredi 9 février, Luc Frieden avait, en effet, convié ses deux prédécesseurs PCS pour échanger avec eux sur le bon vieux temps et le méchant nouveau temps. L’image qui montre les pas si grumpy old men est au moins doublement symbolique. Le plus jeune des présents a le crâne le plus dégarni, et le plus jeune des Premiers ministres encore de ce monde manque à l’appel. Plus malin que Staline qui retouchait les photos, Frieden retouche la liste des invités. Dûment annoncée et communiquée par le Ministère d’Etat, la réunion de famille est censée montrer à l’opinion que la parenthèse gambia est close, qu’on referme les fenêtres que la coalition précédente avait ouvertes et qu’on vient bel et bien de siffler la fin de la récré. 

Il est vrai que depuis l’assermentation du nouveau gouvernement, en novembre 2023, la météo, encore plus maussade que d’habitude, n’a guère invité à prendre l’air. Et le fonds de l’air est d’autant plus frais que le gouvernement Frieden/Bettel fait souffler un vent glacial. C’est du moins l’avis de l’opposition, mais aussi de consciences proches du PCS, comme la Caritas ou encore l’archevêque. Il n’y a guère que la Chambre du Commerce et les instances patronales pour applaudir les premières mesures et annonces de la nouvelle équipe.

Une nouvelle équipe que le nouveau Luc voit comme le conseil d’administration de l’entreprise Luxembourg dont il serait, selon ses propres dires, le CEO. „L’Etat ce n’est pas moi, mais il me ressemble“, nous confie-t-il, et il est vrai que sa frêle silhouette illustre à merveille son idéal d’un Etat amaigri, d’un „schlanke Staat“, comme disent les Allemands. Dans le passé, maintes tristes expériences ont cependant montré qu’on ne gère pas un Etat, avec ses écoles, ses tribunaux, ses rails et ses hôpitaux, comme une vulgaire PME, et encore moins comme une multinationale. Le marché, ce fétiche des néo-libéraux, ne règlera pas, à coup sûr, la pénurie des logements, mais au moins ne mettra-t-il pas dans la pénurie les promoteurs. „Dégraisser le mammouth“, disait en d’autres temps un ministre français, mais il ne pensait sûrement pas aux mammouths qui entouraient au château de Senningerberg l’éléphanteau, visiblement à l’aise entre Jacques, le bon père de famille, et Jean-Claude, le sauveur de l’Europe. Le passé est devant nous, suggère le cliché qui, à peine pris, revêt déjà une teinte sépia.

„L’Etat, c’est lui“, dit alors le grand Luc qui ne veut pas porter d’ombre au Grand-Duc. N’a-t-il pas d’ores et déjà annoncé vouloir renoncer au titre de Ministre d’Etat? C’est sa manière à lui de se débrouiller avec la quadrature du cercle que représente la monarchie constitutionnelle, dont la nature-même est de toujours rater le grand écart entre l’absolutisme et la démocratie. Va donc pour la qualification de Premier ministre, apprêtée à la sauce Frieden. Mais si son prédécesseur immédiat se voyait comme un primus inter pares, le successeur se considère comme le primus ante pares, avec l’accent tonique sur Premier plutôt que sur ministre.

La photo de la Sainte Trinité réunie à Senningerberg symbolise aussi le retour, non pas à l’Ancien Régime, mais au régime ancien de l’Etat PCS. Un régime beaucoup plus lisible que le monde actuel. A l’époque, la gauche (?) social-démocrate s’opposait à la droite (!) chrétienne, avec un capitalisme et une place financière qui faisaient quasiment consensus. Il n’y a avait guère qu’à Clausen, chez Malou, que quelques intellectuels exigeaient son abolition, alors qu’à Esch, dans les usines, les syndicats se contentaient de réclamer son aménagement. Le ministre d’Etat, père de la nation, chérissait le C et le S de son parti, quand le Grand-Duc, le grand-père, tenait toujours sa mission par la grâce de Dieu. Dans cet Etat quasi féodal, deux vassaux du capitalisme tenaient la place: à droite, les libéraux avec leurs bastions Arbed, Le Foyer, BGL et Editpress; plus à droite encore, les catholiques avec BIL, La Luxembourgeoise et Wort. Lucky Luc n’est que trop heureux maintenant, la photo en fait foi, de reprendre ce flambeau, après avoir laissé Gambia éliminer les sujets qui fâchent, comme le mariage pour tous et la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Et son dauphin Xavier est tout content lui aussi de laisser la corvée des dossiers à Luc pour aller filer l’aventure aux quatre coins du globe, reprenant ainsi le flambeau de la popularité de son prédécesseur Asselborn. Loin des yeux et proche du cœur, ou comment être populaire sans être populiste, voilà le sort enviable des ministres des Affaires étrangères. Et c’est aussi cela que la photo veut nous dire: Avec Luc im Glück, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes.

A moins que … A moins qu’on ne fasse un tour du côté d’Hespérange, qu’on écoute le podcast „riicht eraus“, qu’on contemple le mur tagué du ministre de la Police à Grevenmacher. On se rend vite compte alors que l’ancien monde parle une nouvelle langue.

LTI: le choix des mots, le choc des maux

Pendant que les poulets sont lâchés en ville pour faire la chasse aux mendiants, les poules se font décapiter à Hesperange. C’est bien connu, qui mendie un œuf, vole un bœuf, même si, en attendant, ce ne sont que cinq poules. Comme coq en pâte, le maire du patelin pousse alors son cocorico sur le fumier des réseaux sociaux en écrivant que la faute en revient à Jean Asselborn qui „während Joren „open the Gates“ propagéiert huet. Fir lo nees law and order anzeféieren gëtt extrem schwéier mat eiser kompletter dérugéilerter (sic) Gesellschaft vun eise Lenksparteien an enger Press déi just nach op PR aus ass, amplaz Basics. Byebye Letzebuerg“.

Après la presse sportive qui s’est vu attribuer un carton jaune par le ministre des Sports, voilà la presse généraliste affublée d’un carton rouge. Le fonds nationaliste et xénophobe est, bien sûr, scandaleux, mais la forme, c’est-à-dire le choix des mots, est bien plus inquiétante encore. Du tutoiement du député Weidig qui menace le barde Tonnar, en passant par le nourrissage (le „fidderen“) des peaux basanées de la non moins députée Beissel, jusqu’aux „grénge Wouscht“ „law and order“ et „Byebye Lëtzeburg“ du député Lies, on assiste à une véritable cancérisation de notre langue avec des expressions et des mots de haine et d’exclusion qui métastasent littéralement l’organisme de notre idiome. Sans vouloir crier au nazisme (qui, jusqu’à nouvel ordre, est unique) et sans sacrifier au point Godwin, il serait judicieux aujourd’hui de relire LTI, le fameux livre „Lingua Tertii Imperii“ de Victor Klemperer dans lequel le célèbre linguiste suit méticuleusement la lente dérive de l’allemand vers la novlangue nazie. Des nouveaux mots font leur apparition, des anciennes expressions prennent une nouvelle signification, la langue se lâche, et pas seulement au comptoir. Et avec la langue, se lâchent les repères éthiques. On n’a plus honte de ses penchants qui deviennent de moins en moins inavouables et on arrive vite à remplacer l’impératif catégorique de Kant par les injonctions racistes de Gobineau. Des mots comme „fidderen“ et „Wouscht“ tendent à déshumaniser l’autre, à lui dénier la dignité de sa condition humaine.

La République de Weimar n’était pas morte seulement en 1933, elle était à l’agonie depuis de longues années. Au Luxembourg, les digues morales n’ont pas seulement lâché depuis l’avènement du gouvernement Frieden/Bettel et nous pouvons aisément suivre la trace de ce relâchement jusqu’en 2015, date du fameux référendum où 80% de l’électorat rejetait les étrangers hors de la communauté politique. Ce résultat était cause et conséquence. Conséquence en aval déjà d’un malaise et d’une inquiétude devant un nouveau Luxembourg au beau milieu d’une Europe multiculturelle, cause en amont d’un sentiment de légitimation du rejet de l’étranger et d’un repli sur soi. Les gouvernements DP/LSAP/Verts ont su peu ou prou endormir la bête, non pas en la caressant dans le sens du poil, mais en tenant un discours somme tout ouvert à l’autre. La politique du gouvernement CSV/DP joue avec le feu qui continuait à couver sous la cendre. La politique de Frieden, les saillies des Gloden, Weidig, Beissel, Lies, Keup et co sont autant de tests et de provocations pour savoir jusqu’où ne pas aller, au moins jusqu’à la prochaine fois. On place ici une banderille, ensuite on retire là une pique et, à chaque fois, une petite ligne est franchie. Et ainsi de suite. Il sera toujours temps après de rétropédaler, d’accuser la presse, mais il restera une toute petite plaie par où va s’infiltrer le poison de la haine. Les frontières de la décence et de la morale seront de plus en plus repoussées jusqu’à ce que DP et PCS s’aperçoivent, trop tard, que l’électeur aura préféré l’original à la copie. L’original, en l’occurrence l’ADR, a bien compris la chose, lui qui fait de la lutte pour la langue un de ses terrains de prédilection. Il sait que c’est dans la langue et par la langue que se joue et se gagne la partie. Et notre langue se „LTIse“ d’autant plus vite que nous avons tenté de l’aseptiser. Car, en la „gendérisant“, en la purifiant de certains mots connotés et racisés, en la privilégiant même parfois aux dépens des autres langues, nous lui enlevons ses anticorps et affaiblissons sa capacité naturelle à lutter contre les mauvais intrus, contre son „hainification“. Ce wokisme est cependant mille fois moins dangereux que l’OPA que lancent la droite et l’extrême-droite sur notre langue. En France, le Rassemblement National fait semblant de se dédiaboliser, au Luxembourg la droite ne fait même plus semblant de se diaboliser. A bon électeur, salut!

Psychiatre, Paul Rauchs travaille comme clinicien et comme observateur de la vie politique, culturelle et sociale
Psychiatre, Paul Rauchs travaille comme clinicien et comme observateur de la vie politique, culturelle et sociale Photo: Editpress/Julien Garroy