Les retraites: un enjeu de société fondamental (5)Des propositions progressistes – à développer de manière conséquente

Les retraites: un enjeu de société fondamental (5) / Des propositions progressistes – à développer de manière conséquente
 Photo: dpa/Bernd Wüstneck

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Dans l’interview du 5 janvier dernier au Lëtzebuerger Land, la ministre de la Sécurité sociale a déclaré: „Notre système transfère actuellement automatiquement les inégalités de la carrière active à la retraite.“1) C’est bien vrai, puisque pour le calcul des pensions, les majorations proportionnelles, accordées en fonction des revenus cotisables payées lors de la vie professionnelle l’emportent très largement sur les majorations forfaitaires, accordées en fonction de la durée d’assurance. La somme des deux types de majorations donne la pension brute accordée. En janvier 2024, le montant de la pension minimale mensuelle brute est de 2.245 euros pour 40 années de travail. Cela correspond à peine au seuil de risque de pauvreté individuel de 2022, qui s’élevait alors à 2.124 euros. Avec le minimum requis de 20 années d’assurance, la pension minimale est de 1.122 euros, ce qui est largement insuffisant pour vivre décemment au Luxembourg.

Les femmes plus fortement touchées

Essentiellement en raison des responsabilités familiales, les femmes sont moins présentes sur le marché du travail et davantage affectées par le travail partiel que les hommes (38% contre 8%)2). De plus, elles sont surreprésentées dans les métiers sous-payés: „En analysant la proportion de salariés rémunérés au voisinage du SSM, l’on note que celle-ci s’élève à 13,5% pour les hommes tandis qu’elle dépasse les 17,2% chez les femmes. (…) et plus de 10,5% des femmes sont au SSM-non qualifié, contre 7,4% des hommes.“3) Dès lors, malgré la quasi-égalité salariale en termes de salaire horaire annuel équivalent temps plein, l’écart de pension entre les hommes et les femmes était de 37,9% en 2022 au Luxembourg (dernier chiffre disponible)4), ce qui place notre pays en dernière position dans l’Union européenne.

Au-delà de cette situation désavantageuse spécialement pour les femmes, il faut constater plus généralement que 15% des salariés au Luxembourg sont rémunérés au SSM, dont environ 9% au SSM non-qualifié. La part des femmes au SSM dans la population salariale féminine est de 17% et celle des hommes dans la population salariale masculine de 14%.5)

Bien renforcer la partie forfaitaire de la pension

D’après le mode de calcul actuel, ces personnes se verront accorder de petites pensions de retraite, à l’image de leurs faibles cotisations. Faut-il en rester là et faire perdurer dans la retraite, les inégalités ayant existé pendant la période de vie active? Ou bien doit-on compenser du moins en partie ces inégalités? La ministre de la Sécurité sociale a déclaré lors de l’interview au Land qu’elle voudrait aller dans cette dernière direction: „D’où mon idée de donner plus de poids à la part forfaitaire dans les pensions. La composante contributive de la formule de retraite doit être encore réduite, tandis que la composante forfaitaire doit être encore augmentée.“6) Du coup, elle ne devrait pas se limiter à augmenter de quelques pourcents la partie forfaitaire de la pension, comme cela fut le cas à l’occasion de la réforme de décembre 2012!

Il lui faudra au contraire augmenter substantiellement le montant de référence servant au calcul des majorations forfaitaires. Aussi l’allocation de fin d’année constitue-t-elle un surplus très important pour les petites pensions. Or l’article 219bis du Code de la Sécurité sociale introduit par la loi de réforme de l’assurance-pension de décembre 2012 prévoit l’abolition de cette allocation dès que le taux de cotisation global dépasse 24%. Cela accentuerait encore les inégalités, alors que le risque de pauvreté des résidents de plus de 65 ans est passé de 6,1% en 2012 à 11% en 2022. Supprimer l’article 219bis et intégrer l’allocation de fin d’année dans les majorations forfaitaires constituerait un pas de choix vers plus de justice sociale au niveau des pensions.

Il s’agit de voir aussi qu’un décrochage des retraites de l’évolution des salaires réels irait à l’encontre de la cohésion sociale: il bloquerait la participation des retraités au progrès technique, auquel les retraités ont contribué pendant leur vie active, et il tendrait à accroître le taux de risque de pauvreté des résidents de plus de 65 ans. Une remise en question de l’article 225bis introduit dans l’assurance-pension par la loi du 21 décembre 2012 s’impose ainsi également.

La ministre de la Sécurité sociale n’est pourtant pas de cet avis; dans l’interview au Land, elle affirme: „Si l’adaptation à l’évolution des salaires réels était complètement supprimée, les pensions resteraient liées à l’indice. Le Luxembourg est le seul pays de l’UE où les pensions sont indexées et, de surcroît, adaptées à l’évolution des salaires réels. Là, nous sommes dans un problème de luxe.“7) On peut lui poser la question si la perte de 7.609 € rien qu’entre 2024 et 2030, pour un retraité percevant une pension mensuelle de 2.220 €, du fait d’une non-adaptation à l’évolution des salaires réels, constitue un problème de luxe (calculs: Chambre des Salariés Luxembourg)8). Quant à l’indexation des pensions, l’accord de coalition CSV-DP la met implicitement en question en déclarant au sujet de l’indexation des salaires: „En cas de déclenchement de plusieurs tranches d’indexation par an, une tripartite sera convoquée pour prendre des mesures, afin de lutter contre la perte du pouvoir d’achat des travailleurs et de veiller au maintien de la compétitive des entreprises.“ A noter que la CSL avait déposé en 2023 une proposition de loi visant à revenir sur cette mesure, ainsi que sur la suppression définitive de la prime de fin d’année si la cotisation globale dépassait 24%.

De manière plus générale, il faudra aller en direction d’une pension minimale garantie, de même niveau que le SSM (ä adapter aussi!), afin de dépasser le seuil de risque de pauvreté.

Toujours est-il que, nonobstant toute proposition sur l’augmentation de la composante forfaitaire de la pension ou de la pension minimale, la justice sociale passe prioritairement par des salaires négociés plus égalitaires!

Revenus et espérance de vie

Le déplafonnement des cotisations au-delà de 5 fois le SSM permettrait d’élargir la base de calcul des pensions – sans pour autant donner droit à une pension plus élevée pour les cotisants affectés. Renoncer ici au parallélisme entre les cotisations payées et les prestations accordées est justifiable en raison d’une longévité plus grande des cotisants à revenus élevés: ceux-ci percevront probablement une pension pendant plus longtemps que les cotisants à revenus faibles.

Or la ministre a coupé court à la question correspondante du journaliste lors de l’interview au Land: „Les discussions sur le fait que les personnes qui gagnent moins meurent statistiquement plus tôt et qu’elles finissent par subventionner les retraites des personnes qui gagnent plus et qui vivent plus longtemps sont dangereuses (sic).“9) De telles affirmations ne sont pourtant pas dénuées de fondement. Elles s’appuient sur de nombreuses études, comme celle de Nathalie Blanpain, de l’Insee français10), qui conclut: „il existe des inégalités significatives en matière d’espérance de vie en fonction du niveau de revenus. Par exemple, en 2012-2016, les hommes faisant partie des 5% les plus aisés, avec un revenu moyen d’environ 5.800 euros par mois, avaient une espérance de vie à la naissance de 84,4 ans. En revanche, les 5% des hommes les plus modestes, vivant avec seulement 470 euros par mois, avaient une espérance de vie de 71,7 ans. En moyenne, les hommes les plus riches vivaient ainsi 13 ans de plus que les plus pauvres.“ Ceci s’explique évidemment, puisque les personnes à revenus élevés accomplissent généralement des travaux moins lourds et mieux protégés, elles bénéficient d’un accès plus large aux soins de santé et à des conditions de vie plus favorables, contribuant à une longévité accrue. Il est étonnant que la ministre de la Sécurité sociale désigne de telles affirmations comme étant dangereuses. Ce n’est pas un signe d’ouverture à la discussion.

Politique de l’emploi, politique salariale et politique des retraites vont ensemble

Dans l’interview au Land, la ministre de la Sécurité sociale n’envisage pas un allongement de l’âge à la retraite. Elle déclare aussi: „L’introduction de la préretraite à 57 ans ne sera pas modifiée.“11)

Aussi rassurante que cette déclaration puisse être, il ne faut pas oublier qu’une bonne pension dépend d’un bon salaire et d’un emploi stable et qu’un lien évident existe entre politique salariale, politique de l’emploi et politique des retraites.

Il est vrai que le taux d’emploi des personnes âgées de 55 à 64 ans au Luxembourg est l’un des plus faibles de l’Union européenne. Or, relever ce taux pose en premier lieu le problème de l’emploi des seniors, face à des entreprises qui encouragent souvent leurs salariés à prendre leur retraite dès l’âge de 57 ou même 55 ans pour les remplacer par des jeunes – frontaliers surtout – à salaires moins élevés. Il s’agira donc de responsabiliser les entreprises vis-à-vis des travailleurs âgés. Lourde tâche, qui sera peut-être allégée face au manque actuel de personnel qualifié!

Remarquons encore que si l’on cherche à résoudre le problème en agissant du côté des pensions d’invalidité, un durcissement supplémentaire des conditions à remplir risque de se traduire par un phénomène de vases communicants vers une augmentation du chômage des travailleurs âgés.12)

En considérant les chiffres de l’ADEM, qui présentent une proportion importante de chômeurs âgés de longue durée, un certain nombre de revendications en découlent13):

– maintenir les seniors dans l’emploi via un plan de gestion des âges;

– développer les compétences des salariés pour faire face à des cycles d’innovation de plus en plus courts et promovoir le partage des connaissances et expériences des seniors avec les plus jeunes dans l’entreprise;

– surveiller l’état de santé physique et psychique des salariés et prendre des mesures préventives;

– promouvoir le départ progressif à la retraite.

De manière plus générale, face à la numérisation des modes de production et surtout à l’essor de l’intelligence artificielle, qui conduira à un bouleversement général du monde du travail, il faudra redéfinir les fondamentaux du pacte social dans les 5 à 10 années à venir. Puisque ce sont les salariés qui sont à l’origine du progrès technologique et de sa mise en oeuvre, ils devront pouvoir en profiter. Il faudra assurer leur intégration à la prise de décision, organiser d’un commun accord la formation continue et garantir leur participation à la valeur ajoutée. Cette participation fournira aussi la base pour le paiement des retraites futures. Le combat pour assurer aux travailleurs des plateformes numériques un salaire équitable et un accès à la sécurité sociale vient de produire in extremis de premiers résultats positifs à l’échelle européenne. Cela donne espoir!

Dernière remarque: l’attractivité du marché de l’emploi luxembourgeois pour les frontaliers dépend largement des différences avec les pays voisins. Si la différence de salaire entre le Luxembourg et ces régions se réduit, on peut s’attendre à une diminution de la main-d’œuvre étrangère. Ces derniers temps, l’écart salarial avec le Saarland et le Rheinland-Pfalz s’est réduit du fait d’une augmentation du salaire minimum en Allemagne. Cela plaide pour une augmentation du SSM au Luxembourg.

Solidarité contre individualisme

Avec l’avènement du nouveau gouvernement de centre droit, le régime général d’assurance pension se trouve à nouveau pris sous le feu – après que la réforme de décembre 2012 a déjà gravement faussé le jeu. Selon la nouvelle ministre de la Sécurité sociale, il faudrait agir rapidement pour garantir aux générations futures un système solidaire.

L’argumentation est connue – archiconnue même: pour éviter d’aller dans le mur, les salariés devraient renoncer à certains avantages et consentir à réformer le système afin de protéger les plus faibles, tout cela bien entendu après concertation avec le patronat et le gouvernement.

A y regarder de plus près – comme les articles précédents l’ont fait –, les contrevérités de cette argumentation sautent aux yeux:

– Le régime général d’assurance pension est loin de s’effondrer, puisqu’il dispose de 24,5 milliards d’euros de réserves fin 2022, ce qui fait 4,29 fois le montant des pensions annuelles, et que l’épuisement de la réserve n’est annoncé que pour 2047 dans le bilan de l’IGSS de 2022. Ce rapport de 2022 assume un équilibre du système actuel jusqu’au début des années 2040, en dépit d’hypothèses de croissance plus strictes du scénario de base.

– Par ailleurs, les auteurs du GT Pensions de l’IGSS, instauré en vertu de la loi de 2012, sont conscients que „les projections à long terme sont caractérisées par de grandes incertitudes et les hypothèses retenues ne seront peut-être pas, ou ne seront presque certainement pas, réalisées“ et qu’„Au vu des scénarios proposés par l’IGSS, l’on constate que la réalité a été nettement plus favorable que le scénario le plus optimiste“.14)

– La réforme qui est annoncée veut diminuer progressivement l’importance du système de redistribution universel en développant l’assurance-pension par capitalisation pour les nantis, à coups d’exemptions fiscales et au bénéfice des assureurs privés. La déclaration de la ministre de la Sécurité sociale, comme quoi „le troisième pilier devient implicitement plus attrayant si le premier permet de percevoir moins de pension“ va clairement dans ce sens – il s’agit de tuer la bête en l’asphyxiant. Quitte à sécuriser une pension minimale au niveau du premier pilier.

S’il est évident que des problèmes peuvent survenir dans le long terme, le temps pour réagir est amplement disponible: En attendant, il faut pouvoir discuter d’un poids beaucoup plus fort de la partie forfaitaire dans les pensions et d’un élargissement du socle de financement du régime général, en y intégrant notamment des revenus du capital. Et tenir compte aussi de la plus forte proportion des personnes âgées dans 50 ans, qui veulent continuer à participer aux fruits du progrès technique, auquel elles ont contribué pendant leur vie professionnelle.

La ministre a annoncé une large concertation, d’abord pour le printemps et ensuite pour l’automne.

Il faut espérer que la réalité incontournable, qu’on consomme toujours maintenant la richesse produite maintenant, s’y imposera. Et que les salariés avec, en première ligne, leurs syndicats se présentent unis dans la défense de leur régime général d’assurance pension. Car celui-ci fait figure d’un choix de société fondamental: solidarité contre individualisme, droits sociaux contre droits de propriété lucratifs!


 Photo: Editpress/Fabrizio Pizzolante

1) Version originale: „Unser System überträgt aktuell Ungleichheiten aus der aktiven Laufbahn automatisch in den Ruhestand.“

2) Statec: Enquête sur la structure des salaires (ESS) 2022.

3) CSL, Econews – N°2, mars 2024, p. 4.

4) Eurostat, 2024.

5) Données Statec et SSM, 2022.

6) Version originale: „Daher kommt meine Idee, den pauschalen Anteil an den Renten stärker zu gewichten. Die beitragsabhängige Komponente in der Rentenformel soll weiter gesenkt, die pauschale hingegen weitererhöht werden.“

7) Version originale: „Wenn die Anpassung an die Reallohnentwicklung komplett entfiele, blieben die Renten an den Index gebunden. Luxemburg ist das einzige EU-Land, in dem die Renten indexiert sind und obendrein an die Reallohnentwicklung angepasst werden. Da sind wir in einem Luxusproblem unterwegs.“

8) CSL, Econews no 6, mai 2023.

9) Version originale: „Diskussionen, dass Menschen, die weniger verdienen, statistisch früher sterben und sie letzten Endes die Renten von Besserverdienenden subventionieren, die länger leben, sind gefährlich.“

10) L’espérance de vie par niveau de vie chez les hommes, 13 ans d’écart entre les plus aisés et les plus modestes – Insee

11) Version originale: „Die Einführung der Frührente mit 57 wird nicht geändert.“

12) Suivant le rapport général de la sécurité sociale de décembre 2023, la part des prestations de la fonction invalidité qui regroupent les pensions d’invalidité et les prestations de l’assurance dépendance, s’est réduit de 13 à 11% des dépenses courantes sur la période 2008 à 2022. Ces mêmes prestations comptent pour 2,4% du PIB en 2022.

13 Voir à ce sujet: la note de réflexions et de propositions de la CSL concernant le bilan technique 2016 de l’IGSS et la viabilité à long terme du régime général de pension, 9/2017.

14) Rapport du groupe de travail pensions, 16.5.2018, p. 18.