CinémaDeuils et transitions: le bel univers queer de Rari Matei

Cinéma / Deuils et transitions: le bel univers queer de Rari Matei
Rari Matei est non-binaire, donc une personne dont le genre se situe en dehors de la binarité féminine/masculine Photo: Rita Ruivo

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D’origine roumaine, Rari Matei a grandi dans le Sud du Portugal, avant de déménager en 2019 à Berlin, où iel a tourné son premier court-métrage, le beau „Oizys“, que l’on a pu découvrir lors de la soirée des courts-métrages „made in/with Luxembourg“ du LuxFilmFest.

Ce sont les films „Suspiria“ de Luca Guadanigno et Possession d’Andrzej Żuławski qui ont donné envie à Rari Matei de s’installer à Berlin, où iel a suivi une licence en communication visuelle: „Etrangement, la froideur de la ville m’a beaucoup attirée. À l’époque, j’étais en deuil, je voulais fuir le Portugal et ma famille car j’avais besoin d’espace pour grandir, me développer moi-même ainsi que ma carrière. J’ai adoré ce que je percevais de Berlin dans ces deux films – une ville très mélancolique, qui reflétait ma propre mélancolie du moment. J’ai pu y explorer davantage mon identité, notamment sexuelle et de genre, et vivre ma période de deuil. Quand je suis arrivée, on m’a confirmé que Berlin était le bon endroit pour vivre cette phase de ma vie, car la ville n’est pas aussi joyeuse qu’elle peut en avoir l’air. L’été, elle est très gaie, très chaleureuse, mais le reste du temps, sans doute aussi à cause de son Histoire et de son contexte culturel, elle est davantage empreinte de tristesse. Et cela peut être réconfortant, mais de manière différente.“

Après avoir tourné son court-métrage dans le quartier de Kreuzberg 36 (notamment dans le club de nuit Fiese Remise ou dans l’Oranienstraße), Rari Matei décide de retourner au Portugal pour reprendre des études à Lisbonne. „Berlin me manque aujourd’hui, j’en suis nostalgique, mais j’étais prête à venir à Lisbonne pour quelque temps, même si je vis et travaille à Luxembourg, car mon prochain projet se passe au Portugal. Quand j’ai terminé ,Oizys‘, j’ai eu l’impression de clore un chapitre et de démarrer quelque chose de nouveau. Je suis encore en deuil, mais de manière très différente que lorsque je travaillais sur ,Oizys‘.“

Un spectre de liberté

Rari Matei est non-binaire, une identité et des thématiques qu’iel traite dans son court-métrage, comme dans la scène particulièrement marquante où, Esra, le personnage principal, s’arrête devant la vitrine d’une boutique, dans une rue silencieuse en pleine nuit. Un instant, Esra observe les mannequins exposés et l’on pourrait croire soudain qu’il va briser la vitre, mais, contre toute attente, il se met à danser. „Après la projection du film au festival, plusieurs personnes m’ont parlé de cette séquence. Lorsqu’on travaillait dessus avec l’acteur Eren Güvercin, il m’a dit y voir une représentation de la rage queer: il y sentait une certaine colère, une frustration. Cela m’a touchée qu’il me dise cela. Dans sa danse, le personnage semble imiter les mannequins, en un sens – des mannequins qui sont féminins. C’était pour moi très important de traiter de la dichotomie entre l’identité du personnage et cet univers d’objets morts, le désir paradoxal d’Esra d’être l’un de ces objets, d’une certaine manière. Une partie du public a remarqué et compris ces sentiments.“

Pour Rari Matei, l’identité queer est avant tout une question d’expression propre: „Cela a à voir avec la façon dont on décide de se présenter et d’être soi-même, loin des pressions extérieures et sociétales, dans son identité sexuelle et de genre. Il y a encore un grand nombre de gens qui confondent ces deux concepts. Le spectre de l’identité queer est très vaste, mais pour moi, c’est avant tout une question de définition et d’expression propre, aussi bien en public qu’intérieurement. Par exemple, on attend souvent de moi que j’apparaisse comme androgyne car je suis non-binaire. Mais je peux également choisir de me présenter de façon plus féminine ou plus masculine, tout en étant non-binaire. C’est un spectre de liberté, c’est pouvoir être qui l’on veut être, au-delà des étiquettes et catégories.“

Dans „Oizys“, Esra fait l’expérience du deuil, un sujet qui pourrait apparaître comme une autre métaphore de la question queer, au sens où le deuil est, lui aussi, un rite de passage: transition de la vie à la mort pour la personne défunte, traversée des différentes étapes du deuil pour les personnes qui lui survivent, avec le plus souvent, une perte de repères, la destruction de la réalité telle qu’on la connaissait, et la nécessité de reconstruire son identité. „C’est vrai que cette idée a fait partie du processus de création du film, et elle est également présente dans le projet sur lequel je travaille aujourd’hui. Dans ,Oizys‘, le personnage fait le deuil de la personne défunte, mais également de quelque chose qui prend fin avec cette mort. Il va devoir entrer dans une nouvelle phase de sa vie, dans une nouvelle forme de transition. Il y a un élément de culpabilité à savoir qu’on va évoluer, avancer, se transformer, qu’on ne sera plus la personne que la défunte a connue. Cela fait écho à l’identité queer, en cela qu’on traite aussi de déni, de peur, de difficulté à accepter sa propre transition – notamment de sexe et de genre. Dans mon nouveau projet, mon personnage est aussi aux prises avec le deuil, mais il a terminé sa transition d’identité, et cela influence la façon qu’il a de vivre la perte et d’avancer dans la vie. Le personnage d’Esra, lui, éprouve une forme de peur, de pression qu’on peut se mettre à soi-même, quand on aborde sa transition: Et si la personne que j’ai perdue me voyait aujourd’hui? On ne connaît pas grand-chose de Susana, le personnage de la fille. On ne sait pas si elle était amoureuse d’Esra. Peut-être Esra se sent-il coupable de vivre une nouvelle forme de relation avec quelqu’un d’autre, et peut-être cette culpabilité est-elle un obstacle dans le voyage qu’il est en train de faire pour devenir lui-même.“

Hiver berlinois

La scène dans l’appartement d’Esra pourrait sembler peinte, tant la lumière et la photographie sont savamment travaillées. Dans un clair-obscur étudié, on perçoit l’hiver berlinois à travers les branches d’un arbre dénudé qui apparaît dans le cadre de la fenêtre. Rari Matei et Shade Cumini, son directeur de photographie, sont parvenus à créer une atmosphère très spécifique – on ressent le calme particulier des petits matins d’hiver, avant qu’il ne se mette à neiger. „Quand je vivais à Berlin, les chambres dans lesquelles j’habitais étaient toujours faiblement éclairées, il n’y avait jamais beaucoup de lumière, on voyait le petit jour poindre à 5 h du matin – je voulais retranscrire ce sentiment. Et la chambre où on a tourné avait ces murs peints de couleurs sombres, avec de larges fenêtres – à l’opposé des intérieurs de l’Algarve d’où je viens. C’était très particulier pour moi et je tenais recréer cette réalité.“

Rari Matei traite des thématiques profondes et difficiles: apprentissage, rites de passage universels et variés – de l’adolescence à l’âge adulte, de la vie à la mort, du deuil au renouveau, d’une identité à une autre. Mais de ses choix esthétiques émanent douceur et beauté, des qualités qui pourraient faire penser que son film se veut un espace dans lequel la personne qu’iel a lui-même perdu puisse continuer à exister: „Oui, c’est vrai. J’ai écrit le film comme une forme de mémoires dédiées à cette personne, non comme un hommage mais comme un souvenir que je veux garder d’elle, une façon de lui offrir un lieu au sein des vivants, spirituellement parlant. Il y a une partie d’elle dans ce film, qui sera toujours. J’ai l’impression que je n’ai jamais été aussi près d’elle depuis sa mort. C’est aussi la raison pour laquelle le film lui est dédié. Pour le faire sien. Et pour lui permettre de continuer à vivre parmi nous, d’une certaine manière.“

„Oizys“ traite des sujets comme le deuil, les rites de passage, l’apprentissage et le renouveau
„Oizys“ traite des sujets comme le deuil, les rites de passage, l’apprentissage et le renouveau Photo: Shade Cumini