Art contemporainMarianne Villière à Neimënster – Vestiges de l’amour

Art contemporain / Marianne Villière à Neimënster – Vestiges de l’amour
„Lancer un avis de recherche pour retrouver la nuit noire immense et étoilée“: Un des gestes parasites laissés en souvenir de son passage par l’artiste Marianne Villière à Luxembourg Photo: Marianne Villière

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En résidence à l’abbaye de Neimënster, l’artiste Marianne Villière poursuit son exploration de nouvelles dimensions dans les rencontres entre art et public.

Elle était venue avec un livre sous le bras, „L’esthétique de la rencontre“ de Baptiste Morizot et Estelle Zhong Mengual. Il ne rejoindra manifestement pas „L’invention du quotidien“ de Michel de Certeau ou „La domination et les arts de la résistance“ de James C. Scott au nombre des totems qui l’accompagnent dans sa démarche largement empreinte de micro-sociologie. L’artiste-lectrice y aura néanmoins trouvé quelques idées à picorer, et en sera sortie confortée dans son idée de parler d’amour, sujet à première vue évident, mais qui possède une charge révolutionnaire en temps de guerre, même lointaine, et d’informations saturées de massacres et de polémiques. „Ce qui est beau dans la rencontre, c’est la manière qu’elle a de nous altérer, comme on pourrait le souhaiter d’une œuvre d’art: être transformée après l’avoir abordée“, avance-t-elle. „Ecouter des histoires d’amour qui ont débuté dans l’espace public, c’est se souvenir du potentiel si heureux de l’espace public, à l’inverse des applications de rencontre qui présentent une autre approche. C’est montrer qu’y résident une fulgurance et une forme de justesse.“

L’art du pas de côté

Durant sa résidence de deux semaines qui s’est achevée hier, elle a donc lancé un appel à récolter des histoires d’amour qui se seraient nouées, sur une place, dans la rue, dans un parc, sur un pont. Elle va ensuite les mémoriser, puis le 19 mai, jour des portes ouvertes de l’abbaye de Neimënster, installée sur le pont Stierchen, elle distribuera des billets d’entrée – des billets forcément doux – pour venir l’écouter raconter une d’entre elles. Marianne Villière est une artiste qui aspire avant tout à créer des situations dans l’espace public. C’est une manière de considérer la société, de repenser la ville ou la campagne, qui s’y expriment. „Le geste artistique peut être un prétexte pour s’arrêter dans un espace urbain conditionné par le flux, la marchandisation, une signalétique formelle voire autoritaire“, explique-t-elle. „Le pas de côté colporte beaucoup de sens à cet endroit. Dans un espace hors cadre comme l’espace public, le geste ne peut pas se faire sans les autres.“ Dans l’espace public, on permet à ses usagers d’utiliser l’objet ou le geste artistique. Pour l’artiste, „c’est donc aussi lâcher prise et ne pas vouloir contrôler sa perception“. 

Déjà en 2017, pour sa première apparition au Luxembourg, dans le cadre de la Triennale Jeunes Publics aux Rotondes, elle avait manifesté cette volonté de brouiller les hiérarchies et les frontières. Elle y avait déployé son idée d’administrophone: appeler le standard d’une administration, et demander à la ou au standardiste un lieu qui l’intéresse particulièrement, et quel geste artistique il aimerait voir s’y produire. A Marseille, on lui avait proposé qu’une fée fasse du cerf-volant avec un marin, à Perpignan, qu’un oiseau géant brille sur les berges. A Luxembourg, que des photos d’animaux du Luxembourg (un sanglier, un chevreuil et un cygne) soient visibles sur la place Guillaume II. S’adresser au ou à la standardiste, „personne en bas de l’échelle qui n’a habituellement pas de prise sur les décisions esthétiques“, était pour elle un moyen „d’infiltrer le système de décision“. 

De tendres parades

Le white cube n’est pas, pour une artiste de l’espace public comme Marianne Villière, un aboutissement. L’espace d’exposition clos, coupé de l’extérieur, n’est pas non plus une zone interdite. En 2020, on l’avait par exemple retrouvé au Centre culturel Dominique Lang à Dudelange, pour une exposition monographique pleine de surprises. „De plus en plus, je vois le white cube comme un lieu de réserves, où on stocke les choses pour que ça sorte, où poser des choses que les gens puissent prendre, des lieux de transmission, d’échange, des lieux calmes où se ressourcer, tournés vers l’action, vers l’extérieur“, explique-t-elle. „Il y a tellement de manières esthétiques qui préexistent dans l’espace public, et une sensibilité largement plus éveillée. Un courant d’air, le vol d’un oiseau, un rayon de soleil, une odeur, toutes ces choses qui existent sont atrophiées dans un espace hypermoderne qu’est le white cube.“

Marianne Villière exerce par ses actions, ses situations, l’agentivité du public, sa capacité à agir sur le monde. L’année dernière, elle a créé et édité un „inventaire de gestes parasites et tendres parades“, qui se voulait une réponse à l’essai de Bruno Latour à imaginer les gestes barrières contre le retour à la production d’avant-crise édité en 2020. Elle y lance des „invitations aux micro-actions directes [qui] infusent [n]otre quotidien et métamorphosent [n]os interactions“ comme elle l’écrivait dans le catalogue où elle se présente malicieusement en „sourcière facilitatrice“. Durant sa résidence dans le Grund, elle en a d’ailleurs dispersé dans l’espace public. C’est ainsi que le passant a pu se voir inviter à promettre à une hirondelle à haute voix: „le printemps ne sera pas silencieux“, à pratiquer la dérive situationniste („Suivre un chemin du désir, une ligne, un raccourci hors des trottoirs, se demander où il mène“) ou, plus grinçant, qu’un conducteur de SUV a pu trouver un message sur son pare-brise, indiquant que son véhicule est un „futur pédalo“. En résidence à la Kulturfabrik à l’automne, elle avait exaucé le plus monumental geste de cet inventaire, à savoir construire une cabane avec des miradors de chasse cassés. Mise côte à côte, la cachette froide pour tuer s’était transformée en cachette accueillante pour amoureux, installée dans la Squatfabrik.

Des mots pour tous

Marianne Villière est entrée dans l’art par le dessin. Mais c’est bien plus souvent avec les mots qu’elle intervient désormais. Ces mots qu’elle piste pour lui ouvrir de nouveaux horizons: tel le terme „agrader“, contraire hypothétique de dégrader. Ces mots que, dans le même esprit, elle déploie pour ouvrir de nouveaux horizons et de nouveaux imaginaires. Elle s’amuse à penser l’artiste comme un bâtard, enfant du désir plutôt que des bonnes mœurs, un.e illégitime adopté.e par la cité, un individu au service de la communauté, qui s’en fait adopter „comme un parasite, comme l’idiot du village“. Autant dire que son travail commence souvent en s’interrogeant sur le milieu dans lequel elle évolue, „ce qui s’y passe, des choses qui attisent la curiosité, ce qui échappe, ce qui est mis de côté, ce qu’on ne veut pas montrer“.

Dans l’ancienne abbaye et prison, „les murs sont très présents ici, sont épais et renferment des histoires. Il n’y a que peu d’espaces libres, mais que pourraient-ils raconter?“, s’est-elle demandée. A l’entrée de l’abbaye, elle a écrit sur une fenêtre, en ce week-end de Printemps des poètes, les mots de Saint-Exupéry: „Si l’essentiel est invisible pour les yeux, que voyez-vous avec le cœur?“ Dans une société du spectacle régie par la vue, il lui a semblé bon de laisser ces mots faire leur chemin. Elle aimerait aussi aller dans les jardins proches et parler à la place des plantes, les imaginant évoquer leurs relations avec les pollinisateurs et les éléments. Sur une ardoise associée à une plante, on lirait: „Tu m’as plu“. Les idées abondent, mais le temps de résidence est court. „On vient plutôt avec un truc qu’on a en tête. On se laisse un peu perturber par ce qui s’est passé ici et qu’on comprend, et puis on tente un truc“, résume-t-elle. 

Ce que préfère Marianne Villière, c’est quand une communauté ressent un besoin et l’invite à l’aider à trouver les formes qui puissent soutenir le propos. Ce fut notamment le cas quand des compagnons d’Emmaüs en Alsace, des demandeurs d’asile stigmatisés, lui ont demandé en janvier 2023 de les aider à faire une manifestation de bonne volonté pour rappeler leur humanité. L’artiste est comme le chercheur, amené.e selon Marianne Villière, à demander d’où il ou elle parle. „Cela revient à se demander comment je peux utiliser mes privilèges pour donner ma voix à ceux qui ne sont pas écoutés.“ Et quel endroit meilleur pour le faire que l’espace public?

Marianne Villière en 2017 sur la place Guillaume II à Luxembourg réalisant le vœu esthétique de la standardiste d’une administration 
Marianne Villière en 2017 sur la place Guillaume II à Luxembourg réalisant le vœu esthétique de la standardiste d’une administration  Photo: Bohumil Kostohryz/Triennale 2017