Documentaire „Absolutely must go“, ou le calvaire trop méconnu des habitants des îles Chagos

Documentaire  / „Absolutely must go“, ou le calvaire trop méconnu des habitants des îles Chagos
Rita Bancoult, pionnière dans la lutte pour la rétrocession des îles Chagos et personnage central du documentaire „Absolutely must go“

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Produit au Luxembourg et plusieurs fois primé, le documentaire „Absolutely must go“ met en lumière l’expulsion forcée qu’ont subie les 2.000 habitants des îles Chagos à la fin des années 60 en vue de l’installation d’une base militaire américaine dans l’Océan indien. C’est une histoire de transmission et de dignité humaine que son réalisateur, S. Jean-Noël Pierre, a voulu livrer. 

Les gens que l’on croise dans les rues portent des histoires qui nous restent le plus souvent inaccessibles. Sur l’île Maurice, dans l’Océan Indien, Rita Bancoult a longtemps porté sur son visage la perte de l’archipel du Chagos, qu’elle a revu pour la dernière fois en 1968, quand elle en fut délogée par l’impérialisme américain, dans un contexte de Guerre froide.

Dans les rues de la Cloche d’Or à Gasperich, S. Jean-Noël Pierre (le S. renvoie à un prénom purement administratif, ndlr) porte l’histoire de Rita, comme celle de son père à l’origine de leur rencontre. C’est ce dernier qui, un matin, lors de sa lecture quotidienne de L’express (Maurice), mit le terme de Chagos à l’oreille de son enfant de dix ans. „Il faut qu’ils leur rendent Chagos“, avait-il commenté. L’expression a suivi Jean-Noël Pierre après son départ de l’île Maurice quand, en 1995, il est venu à Nancy pour étudier le cinéma. C’est lorsque son père est décédé en 2014, qu’il a songé que remonter le fil de cette déclaration pourrait être sa manière à lui de répondre aux questions de sens et de transmission qui l’assaillaient dans son deuil.

Pourtant, Jean-Noël Pierre n’a pas de famille originaire de ces îles Chagos tellement bien situées dans l’Océan Indien que le Royaume-Uni se les est appropriés en échange de l’indépendance accordée à l’île Maurice en 1965. Un archipel dont la population était si faible (2.000 personnes) et si peu éduquée que les Etats-Unis pensaient pouvoir y installer une base militaire sans aucune résistance. C’était une illusion. 

Le grondement de la mère

Au même âge que celui où Jean-Noël Pierre a hérité de son père sa curiosité, un certain Olivier Bancoult apprenait de la voix de sa mère Rita qu’il était né sur une île dont elle avait été délogée. Et il faisait la promesse à sa mère de la ramener un jour sur son archipel. Olivier venait ni plus ni moins que de s’engager dans un combat contre la raison d’État britannique et l’impérialisme américain. C’est ce combat que Jean-Noël Pierre documente, dans ce qui est en fait une double histoire de transmission.

„C’est la petite histoire dans la grande histoire. On est dans quelque chose relevant de la dignité humaine, comment au nom du bien, de la paix dans le monde, on fait du mal“, explique le réalisateur. À une échelle macrohistorique, c’est „l’un des derniers vestiges du colonialisme au XXIe siècle„, dont il éclaire les mécanismes“. Sa propre insularité le prédisposait à saisir l’importance de la mer, un personnage important de son documentaire, élément de fierté, mais aussi celui de la déportation.

C’est en faisant ses recherches sur les Chagos qu’il a découvert l’existence du pacte du fils et de la lutte menée auparavant par trois femmes illettrées dont la mère de ce dernier. Il a aussi croisé dans ses travaux préparatoires le chemin d’un historien américain, digne héritier de Noam Chomsky, David Vine, qui a consacré sa thèse à ce sujet, devenu un livre, „Island of shame“ – préfacé par l’historien du peuple, Howard Zinn. David Vine lui a donné accès aux archives et surtout livre une intervention de haut vol dans le documentaire pour éclairer les enjeux géopolitiques de cette expulsion vers l’île Maurice. David Vine est aussi devenu l’ambassadeur du documentaire avec lequel il écluse les universités américaines pour nourrir le débat.

 Le message de mon film n’est pas qu’ils doivent rentrer, mais qu’ils puissent choisir, qu’ils passent du statut d’objet à celui de sujet

Jean-Noël Pierre, auteur-réalisateur d’„Absolutely must go“

„Pas militant, mais engagé“, Jean-Noël Pierre est pour sa part devenu l’ambassadeur de la cause chagossienne. Dans son documentaire, il suit le Chagos Refugee Group, emmené par Olivier Bancoult, jusqu’à leur victoire devant la Cour internationale de justice de La Haye qui, par treize voix contre une, a enjoint le royaume britannique de mettre fin à son administration de l’archipel – sans remettre en cause la base américaine sur l’île de San Diego. Quatre ans plus tard, il suit encore le dossier, alors que les conséquences de cette décision de justice se font attendre. „Le message de mon film n’est pas qu’ils doivent rentrer, mais qu’ils puissent choisir, qu’ils passent du statut d’objet à celui de sujet.“

Et ce message a plu à un large public et fut primé trois fois. „Il y a trois choses dont je suis fier. Le film a gagné des prix sur plusieurs continents, mais le plus important pour moi, comme insulaire, est d’avoir gagné le prix du meilleur documentaire au Festival régional et international du cinéma de Guadeloupe (Femi). La deuxième chose est que mon film ait pu servir de base à un débat sur le panafricanisme à Prétoria. Et le troisième motif de satisfaction est que David Vine l’a pris pour mener des débats dans les universités.“

Une quête inachevable

„Absolutely must go“ est le deuxième documentaire réalisé par Jean-Noël Pierre. Le premier était consacré au site d’enfouissement de déchets nucléaires à Bure („À Bure, pour l’éternité“, en 2015). Il l’avait, déjà, réalisé en compagnie de Sébastien Bonetti, journaliste lorrain militant qui l’a accompagné aussi sur ce projet. Jean-Noël n’est pas pressé de réaliser un nouvel opus. Dans la partie créative de sa vie, qu’il qualifie de part sacrée, il veut prendre son temps de bien choisir son projet, une histoire qui devrait être à la fois personnelle et universelle. Il peut se le permettre, car c’est la réalisation de live de sport et ses interventions comme professionnel de cinéma à l’université de Lorraine et au lycée Vauban de Luxembourg, qui lui assurent son existence matérielle.

Jean-Noël Pierre est attiré par le principe du monomythe, ce schéma commun à toutes les mythologies passées et actuelles, à „la quête d’un indicible, de quelque chose d’inachevé en nous, qui va nous permettre de cheminer, d’avancer, de progresser et de faire les choses“. Ce qui est important, dit-il, c’est la transformation faite en chemin, comme celle qu’opère d’ailleurs Olivier Bancoult dans „Absolutely must go“. „Même quand tu vas avoir ce que tu veux, tu es inachevé. On reste une espèce d’être embryonnaire en gestation“, dit-il.

Jean-Noël Pierre cultive un double regard, celui de son enfance mauritienne et de sa vie adulte en Europe. Cet ancien sprinteur amateur file la métaphore avec le 100 mètres, où c’est d’abord dans la terre, au début de la course, qu’on puise l’énergie qui permet d’aller vers l’ailleurs. Il cite Antoine de Saint-Exupéry et dit: „Si tu diffères de moi, mon frère, loin de me léser, tu m’enrichis.“ Deux ans après sa sortie, „Absolutely must go“ continue à enrichir ceux qui ont l’occasion de s’y plonger.

Jean-Noël Pierre (en haut à gauche), la chargée de production Laurine Chaffarod et, au premier plan, les trois enfants de Rita Bancoult: Ivo, Mymose et Olivier 
Jean-Noël Pierre (en haut à gauche), la chargée de production Laurine Chaffarod et, au premier plan, les trois enfants de Rita Bancoult: Ivo, Mymose et Olivier  Photo: Chloé Beretta